CHAPITRE III
Le premier mouvement d’Adda Fescarolo fut de protester, de nier, mais sous le regard de Tarchinini elle baissa la tête et confessa d’une voix presque imperceptible :
— Dix mille lires par mois.
— Et depuis combien de temps ?
— Cinq mois.
— Comment avait-il appris la véritable adresse de vos parents ?
— Je l’ignore.
— Dix mille lires, c’était lourd pour votre budget, hé ?
— Très lourd.
— Maintenant qu’il est mort, vous voilà délivrée.
— C’est un véritable soulagement !
Puis, brusquement la jeune femme comprit ce que le policier pouvait penser et elle demanda, inquiète :
— Vous ne croyez tout de même pas que je l’aurais tué pour me libérer ?
— Je ne sais pas.
— Oh ! vous…
— Adda, j’ai beaucoup de sympathie pour vous, mais je connais les réactions des malheureux et des malheureuses que l’on fait chanter. Ils ont peur de se confier à la police de crainte d’une publicité qui risquerait de faire de leur secret, un secret de polichinelle… Alors, il arrive qu’ils perdent la tête et, ne voyant pas d’autre moyen de s’en sortir, tuent celui ou celle qui les torture. Si c’est ce qui est arrivé, Adda, vous devriez me l’avouer pour que je tente de vous aider.
— Je vous remercie, signor Commissaire. Je regrette profondément que vous puissiez avoir une telle opinion de moi. Je vous jure que j’aurais préféré mille fois révéler la vérité à mes parents plutôt que de tuer qui que ce soit. Maintenant, si vous n’avez rien d’autre à me demander, je vous serais obligée de me laisser. J’ai besoin de me reposer.
Tarchinini quitta l’appartement l’oreille basse. Il se rendait compte qu’il venait de perdre une amie, mais Adda disait-elle bien la vérité ? Dans l’esprit de Roméo, le métier était toujours là, montant la garde pour veiller à ce que les égarements du cœur ne l’emportent point sur les données de la raison.
*
* *
L’inspecteur Bergama ayant longuement écouté le jeune Fabrizio – dont l’imagination ne cédait en rien à celle de ses parents – se demandait s’il n’était pas en train de remorquer le fils d’un prince ou si, contrairement à tout ce qu’on lui avait dit, un commissaire de police de Vérone touchait un traitement lui permettant de vivre dans un palais. Le petit ne s’était pas montré très impressionné par les monuments de Florence que son mentor lui avait présentés, prétendant, devant chacun d’eux, qu’on avait aussi bien sinon mieux à Vérone. Quoique d’un caractère plutôt indolent, Bergama commençait à en avoir assez du mioche et le temps lui durait que son père prît la relève. Seulement, le papa n’arrivait pas. L’heure du rendez-vous était dépassée de plus d’une demi-heure lorsque l’inspecteur décida de retourner au palais Bignone pour », savoir ce que fabriquait le commissaire.
En arrivant à San Friedano, Bergama eut son attention attirée par l’espèce de remue-ménage, insolite qui semblait y régner. Sa masse prodigieuse imposa le silence sans qu’il ait eu besoin de le réclamer. Il s’adressa à celle qui se disait la concierge des lieux.
— Signora, je suis l’inspecteur Bergama, adjoint du commissaire Tarchinini.
La comtesse lui coupa la parole :
— Vous arrivez bien ! le commissaire, pauvre ! il a eu un accident !
— Un accident ? ici ?
— Ici ! dans l’escalier de la cave.
Incrédule, le géant répéta assez sottement :
— Dans l’escalier de la cave ?
— Comme je vous le dis… J’étais en train de me préparer un plat de spaghetti quand, tout à coup, j’ai entendu un bruit de chute… seulement, cette fois, ça venait pas de l’escalier mais d’en-dessous… Alors, je suis sortie… J’ai vu la porte de la cave ouverte… Je me suis avancée… J’ai crié : y a quelqu’un ? On m’a répondu et j’ai cru entendre une sorte de plainte… Je suis été chercher de la lumière… quand on a eu le bonheur d’avoir partagé l’existence d’un héros, on n’a pas le droit d’avoir peur, hé ? Je suis descendue et qu’est-ce que je vois en bas, au pied de l’escalier ?
Elle attendit quelques secondes pour ménager son effet.
— Ce pauvre signor Tarchinini roulé en boule avec du sang qui lui coulait de la tête.
L’inspecteur jura fort vilainement et la signora della Chiesa prit un air dégoûté. On entendit la voix tremblante de Fabrizio demandant :
— Il est mort, le papa ?
Adda Fescarolo le prit dans ses bras :
— Ma qué ! bien sûr que non qu’il n’est pas mort… Il est dans sa chambre là-haut. Le médecin m’a affirmé que ce ne serait pas grand-chose. Qu’il lui fallait seulement se reposer. Sophia Savoza le soigne.
Rassuré, Fabrizio se demanda si son papa n’avait pas fait exprès de se flanquer par terre pour être soigné par la jeune dame si peu vêtue. Lui, Fabrizio, il aurait aimé, tant cette Sophia était gentille.
Malgré son volume et sa densité, l’inspecteur Bergama monta les étages quatre à quatre, tenant à bout de bras Fabrizio qui avait l’impression de voler. Le policier se rua sur la porte de la chambre occupée par les Tarchinini père et fils comme si son supérieur avait besoin d’un secours immédiat. Il constata que ce n’était pas le cas. Sophia, en bikini, bassinait le front de Roméo dont le regard disait assez qu’il n’était pas à l’heure du dernier soupir. L’inspecteur poussa un grognement qui signifiait tout ensemble sa surprise et son contentement de voir le commissaire dans un état qui, apparemment, ne justifiait aucune inquiétude. A la vue de son adjoint temporaire et de son fils, Roméo parut extrêmement ennuyé et se lança dans une improvisation difficile :
— Quand on m’a ramené ici, la signorina Savoza qui prenait son bain de soleil est accourue comme elle était… hé ? Elle a si bon cœur…
Fabrizio mit un terme à l’embarras paternel en se jetant au cou de l’auteur de ses jours et en lui déclarant :
— Je suis bien content que tu sois pas mort.
— Moi aussi.
Fabrizio se tourna alors vers Sophia :
— Toi, je t’aime bien. Tu devrais venir avec nous à Vérone, pas vrai, papa ?
Sans arriver à mettre dans le ton de sa voix le degré de persuasion nécessaire, Tarchinini approuva :
— Ce serait une excellente idée.
Et du même moment, il voyait – dans une atmosphère de catastrophe – ce que pourrait donner dans l’appartement de la via Pietra la présence d’une demoiselle qui, le plus souvent, tenait le vêtement pour superflu.
Bergama, rassuré, interrogea :
— Que vous est-il arrivé, signor Commissaire ?
Avant de répondre, Roméo s’adressa à Sophia.
— Je ne veux pas vous retenir plus longtemps, mon petit. Vous avez été très bonne, je vous remercie du fond du cœur.
— Tout le plaisir a été pour moi. Tâchez d’être sage à l’avenir et de regarder où vous posez vos pieds, hé ?
Sans la moindre malice, elle se pencha et déposa un baiser éclair sur le nez du Véronais dont le visage s’empourpra et, sans oser regarder l’inspecteur, il déclara :
— Les Florentines ont, décidément, de bien gentilles manières.
Il apparut au brave Bergama que Tarchinini portait un jugement un peu hâtif sur ses concitoyennes et il l’aurait volontiers mis en garde contre certaines illusions si Sophia Savoza, s’arrêtant devant lui, ne lui avait confié avec une franchise qui lui faisait honneur :
— Vous, on peut dire que vous êtes bel homme ! Vous devriez faire du strip-tease, je suis sûre que ça plairait !
Pris au dépourvu, Enrico Bergama ne trouva pas de réponse adéquate. Au cours de sa carrière, il avait tout entendu, mais jamais encore on ne lui avait suggéré de faire du strip-tease. Une pareille proposition le déconcertait. La voix du Véronais l’arracha aux visions où il se perdait.
— Vous savez, inspecteur… ce n’était pas un accident !
— Quoi donc ?
— Ma chute.
— Non ? mais alors, on a voulu…
— … me tuer, oui, mon bon.
Fabrizio, subjugué, écoutait de toutes ses oreilles. Il ne savait plus très bien s’il était au cinéma ou non, tant la réalité se mélangeait, désormais, dans son esprit avec la fiction. Ce que le gamin entendait, se mêlait aux images retenues par sa jeune mémoire. Trop habitué à son père pour en juger le côté désuet, il le voyait sous l’aspect d’un Vigilant aux prises avec les hors-la-loi. Qu’on ait voulu tuer Roméo transportait Fabrizio dans le monde du western. Il n’eût pas été étonné de voir son papa revêtir la tenue classique du parfait shérif et s’accrocher la fameuse étoile sur la poitrine.
Plus attaché aux réalités, l’inspecteur Bergama réclamait des explications que Tarchinini se taisait un plaisir de lui fournir.
— En sortant de chez Adda Fescarolo, j’ai eu l’impression que quelqu’un fuyait pour n’être pas vu de moi. Au même instant, je me souvins que tandis que je parlais à la jeune femme dans l’entrée de son appartement, j’avais cru entendre des frôlements furtifs contre sa porte. Sur le moment, je l’avoue, je n’y avais pas prêté une attention suffisante pour m’en inquiéter. L’écho de cette fuite me rappela les bruits suspects perçus durant notre conversation. Pour moi, il devenait clair que quelqu’un nous avait écoutés et se sauvait. D’ici à penser qu’il s’agissait sinon du meurtrier, du moins de son complice, il n’y avait pas loin et je me jetai sur les traces du fuyard. J’arrivai au rez-de-chaussée. Personne ! La porte sur la rue était fermée et celle donnant dans le sous-sol, ouverte. Je m’approchai de celle-ci, me penchai pour tenter d’attraper un raclement de pieds, une glissade m’indiquant que mon gibier essayait de se terrer dans la cave du palais. Je m’apprêtais à descendre…
— Sans arme !
— Ma qué ! Nous sommes comme ça à Vérone ! Donc, je m’apprêtais à descendre, lorsqu’on me poussa avec une extrême violence dans le dos et je tombai la tête première.
— Dio mio !
— Comment je ne me suis pas tué ? je l’ignore… Il faut croire que là-haut il y a quelqu’un qui veille sur moi. J’ai eu l’instinct de me mettre en boule et j’ai roulé… J’en ai été quitte pour quelques égratignures… Néanmoins, la surprise m’avait arraché un cri et la comtesse, alertée, est venue me chercher. Voilà toute l’affaire.
— Vous l’avez échappé belle, signor Commissaire. Permettez-moi de vous en féliciter.
— Merci. Fabrizio, qu’est-ce que tu aurais fait si on avait tué ton pauvre papa ?
— J’aurais pleuré.
Attendri, Roméo caressa la petite tête brune.
— Cet entant, il a presque autant de cœur que moi… et puis ?
— Et puis j’aurais pris ta grosse montre en or qui sonne les heures pour que Renato ne la prenne pas avant moi.
Ramené sur terre, le Véronais, amer, soupira à l’intention de Bergama :
— Renato est mon fils aîné.
L’inspecteur demanda :
— Dois-je prévenir le commissaire de ce qui vous est arrivé ?
— Non, je vais me reposer une couple d’heures et je me remettrai au travail. Il en faut plus que cela pour m’abattre, mon bon. Fabrizio veillera sur son papa, hé ?
Le gamin, résolu, déclara :
— Moi, je découvrirai l’assassin de papa et on lui passera les menottes !
Le visage éclairé d’un sourire, Roméo soupira :
— Bon chien chasse de race. Allez vous reposer, Bergama, et revenez prendre de mes nouvelles en fin d’après-midi.
— Vous ne croyez pas que je devrais rester à votre chevet, signor Commissaire, pour veiller au grain ?
— Rassurez-vous, personne n’osera s’attaquer à moi de face. Au surplus, j’ai un protecteur en la personne de mon fils.
Convaincu, Bergama céda la place. Demeuré seul avec son rejeton, Tarchinini suggéra :
— Tu n’as pas faim, Fabrizio ?
— Non. L’inspecteur m’a payé deux sandwiches et une citronnade.
— Alors, si tu écrivais à la marna, bambino mio ?
— Je veux bien.
— Naturellement, ne lui parle pas de ce qui s’est passé, ça l’inquiéterait inutilement. Moi, je vais réfléchir à la situation. Alors, ne fois pas de bruit, hé ?
Fabrizio lui ayant obéi, cinq minutes plus tard Roméo dormait. Durant une demi-heure, l’enfant s’appliqua, mais ne tenant aucun compte des recommandations paternelles, il raconta à sa façon les événements auxquels il venait d’assister et comme il n’était pas pour rien le fils de son père, il en rajouta un peu, histoire de corser son récit et de devenir un héros aux yeux de la marna. Quand il eut terminé sa lettre, il n’eut pas le courage de réveiller son père dont la moustache frissonnait au rythme d’un souffle puissant et régulier. Fabrizio avait remarqué une boîte aux lettres pas loin de la maison. Il prit dans le portefeuille de son père un timbre, le colla sur l’enveloppe et sortit à pas de loup.
La lettre postée, Fabrizio réintégra le palais et, au passage, fut intercepté par la concierge qui désirait des nouvelles de son hôte :
— Comment va-t-il le papa, Fabrizio ?
— Il dort.
— Louée soit la Madone ! Si seulement je savais qui a fait le coup !
— Moi, je le découvrirai tout seul !
— Toi ? Ma qué ! tu es trop petit, Fabrizio mio !
— Justement, parce que je suis petit, personne ne se méfiera de moi.
— Et comment vas-tu t’y prendre ?
— Ça, c’est mon secret !
Sur cette remarque, il abandonna la comtesse et s’en fut du pas de Saint George allant à la rencontre du Dragon. La concierge joignit les mains et cria :
— Dieu te bénisse, Fabrizio ! Tu me rappelles mon défunt dont tu as l’audace et la générosité !
Emue, elle rentra précipitamment chez elle pour y boire un verre de grappa afin de retrouver son sang-froid.
Avec sa belle logique de garçonnet, Fabrizio estima que le plus simple pour savoir qui était l’assassin, était de le demander à ceux que l’on pouvait soupçonner. D’entrée, il mettait hors de cause la concierge parce qu’elle était trop vieille et trop laide pour se glisser dans l’histoire qu’il se racontait et Sophia Savoza parce qu’il l’aimait bien. Restaient tous les autres. Résolu, Fabrizio sonna à la porte de Mario Tacento qui se reposait en attendant d’aller prendre son service de nuit. Le placide Tacento ouvrit à l’enfant.
— Bonjour, signore.
— Bonjour, petit. Qu’est-ce que tu veux ?
— Vous poser une question.
— C’est bon, viens.
Le fonctionnaire conduisit le gosse jusque dans son salon aussi terne que sa personne.
— Vas-y. Je t’écoute.
— Pour quelles raisons avez-vous tué Antonio Montarina ?
Pour si lymphatique qu’il fut, Mario accusa le coup. Quand il eut récupéré son sang-froid, il grogna :
— Ma qué ! voilà une drôle de demande, hé ?
— Il y a bien quelqu’un qui l’a zigouillé l’Antonio, alors, pourquoi ça serait pas vous ?
— Et pour quel motif aurais-je assassiné ce malheureux, à ton avis ?
— Ça je ne sais pas et ça m’est égal. Tout ce que je veux savoir, c’est si c’est vous ou si c’est pas vous ?
— Non, ce n’est pas moi.
— Vous pensez pas que ça pourrait être votre femme ?
— Non, je ne le pense pas. Si Paola devait assassiner quelqu’un, je crois qu’elle me choisirait de préférence à un autre.
— Ça serait marrant !
— Question d’appréciation. Dis-moi, c’est ton père qui t’a envoyé me poser cette question ?
— Papa ? Il dort, après le coup qu’il s’est donné sur le crâne. A propos, ça serait pas vous non plus qui l’auriez poussé dans l’escalier de la cave ?
— Je suis très fort, tu sais. Si j’avais poussé ton père, il serait mort à l’heure actuelle.
Fabrizio se leva.
— Bon, puisque c’est pas vous, je vais demander aux autres.
Raccompagnant le gamin, Tacento s’enquit :
— Sans doute entreras-tu dans la police, plus tard ?
— Sûrement !
— Tu auras raison parce que tu as la vocation si tu ne possèdes pas encore les méthodes.
Fabrizio n’eut qu’à traverser le palier pour sonner à la porte des della Chiesa. Rosalinda lui ouvrit, nettement hostile.
— De quel droit te permets-tu de nous déranger dans notre sieste ?
— Je voudrais savoir si c’est vous qui avez assassiné le garçon boucher ?
Sous l’impact de la question, la signora della Chiesa ouvrit une bouche démesurée à la recherche du souffle qui lui manquait. Quand enfin, elle retrouva sa respiration, elle rugit :
— Petit misérable ! sale voyou !
La main levée, elle s’apprêtait à gifler l’insolent qui, pour se préserver, eut recours à sa technique habituelle, c’est-à-dire qu’il flanqua un coup de la pointe de sa chaussure sur le tibia de son interlocutrice qui se mit à glapir de douleur. Pietro, son époux, apparut :
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Sa femme montra l’enfant et cria :
— Il a osé me frapper !
Incrédule, le signor della Chiesa interrogea Fabrizio :
— Tu t’es permis de…
— Ma qué ! elle voulait me gifler !
Le mari se tourna vers sa femme.
— C’est vrai ?
— Il m’avait insultée !
— Lui ?
— Parfaitement ! Il m’a accusée d’avoir assassiné Montarina !
Pietro della Chiesa empoigna le gosse par le col de sa veste.
— Crapule !
— J’ai pas dit que c’était elle qui avait tué le type ! j’y ai simplement demandé ! après tout, c’est peut-être vous, hé ?
— Quoi ! Tu vas voir, sale gosse ! graine de maître-chanteur !
Fabrizio aurait succombé sous le redoutable assaut des époux animés d’une même colère si la comtesse, attirée par l’éclat de la querelle, ne s’était précipitée au secours de l’enfant.
Elle entra dans la bataille à la manière d’un tank. Catapulté, le signor della Chiesa s’en tut rouler dans la chambre dont la porte était demeurée ouverte et une maîtresse paire de claques mit Rosalinda hors de combat sur-le-champ. Cette victoire-éclair s’accompagna d’imprécations à l’antique :
— Espèces de dénaturés, voilà que vous martyrisez les enfants, à présent ? et si j’appelais la police, hé ?
Du plancher où elle était assise, légèrement éberluée, la signora della Chiesa protesta d’une voix faible :
— Il m’a accusée d’avoir assassiné Antonio Montarina !
— Et alors ? Qu’est-ce qui prouve qu’il n’a pas raison ? Ce malheureux est tout de même mort sur votre seuil ou presque, hé ?
— Ce n’est pas vrai ! Il était dans l’escalier au-dessus !
— Peut-être parce que votre mari et vous, l’y poursuiviez ?
Devant tant de mauvaise foi, Rosalinda préféra s’évanouir alors que son mari, se tenant au chambranle, refaisait surface et bafouillait :
— Je… je vous… vous ai enten… tendue… Di-… diffamation… Poursui… poursuivrai… Honteux… Attaqué chez moi… violala… lation de domi… cile… vous… coûcoû… coûtera cher.
— Si vous vous imaginez me faire peur ! allez-y ! portez plainte : on verra qui on croira d’une honnête femme dont le mari est mort pour la liberté de la patrie ou d’un couple douteux soupçonné de meurtre !
Entraînant Fabrizio, la concierge regagna le palier et referma derrière elle avec une telle violence la porte de della Chiesa qu’on perçut un bruit de porcelaine éclatant sur le sol.
— Va, mon mignon et si quelqu’un essaie encore de te faire des misères, tu n’as qu’à m’appeler !
Consciente d’avoir fait son devoir de gardienne du palais, Maria Filippa Tegiano della Uva regagna sa loge, l’esprit en paix.
A l’étage au-dessus, Fabrizio hésita : devait-il sonner à droite ou à gauche. Il avait entendu dire que les deux appartements situés sur le deuxième palier étaient occupés par l’avocat Maître Bondena et cet homme lui faisait un peu peur. Il se décida pour la gauche. On ne répondit pas tout de suite. Il s’apprêtait à appuyer de nouveau sur le timbre lorsqu’il entendit une voix feutrée qui disait :
— Ce n’est pas fermé à clef, entrez.
Le gosse entra et se trouva en face d’une dame assise dans un fauteuil à roulettes et qui lui souriait :
— Qui es-tu, mon petit ?
La voix était étrange. Douce, mais avec des inflexions bizarres. Fabrizio se sentait terriblement intimidé.
— Je… je m’appelle Fabrizio.
— Fabrizio… comment ?
— Tarchinini.
— Es-tu le fils de ce policier dont m’a parlé mon mari ?
— Oui, signora.
— Et que me veux-tu ?
Fabrizio prit son courage à deux mains.
— Vous demander si c’est vous qui avez tué le garçon boucher ?
L’infirme éclata de rire et son rire fit penser à l’enfant au timbre de l’horloge de sa tante qu’il avait entendu une fois lors de l’unique visite qu’il lui avait rendue. Un bruit clair et en même temps très vieux.
— Tu es un curieux gamin. En quoi la chose t’intéresse-t-elle ?
— Je remplace mon père.
— Oh ! je vois… Tu as obtenu sa permission ?
— Non.
— Eh bien ! Fabrizio, au risque de te décevoir, je ne suis pas une criminelle. D’ailleurs, tu dois admettre que, dans l’état où je suis, ça me serait difficile.
L’enfant avait un peu honte sans trop savoir pourquoi, et il ne savait pas davantage pour quelles raisons il avait envie de pleurer. Dona Luisa se rendit compte de son trouble.
— Penses-tu, Fabrizio, que je puisse me permettre d’embrasser un policier occupé à mener une aussi grave enquête ?
Décidément, les suspects embrassaient beaucoup et cela ne plaisait pas tellement au Sherlock Holmes en herbe. Néanmoins, il s’approcha, se pencha sur la dame si pâle, et respira une odeur délicate. La signora Bondena effleura de ses lèvres minces le front de l’enfant.
— Va, maintenant et reviens me voir… Je serai heureuse de bavarder avec toi.
Le jeune Tarchinini n’était pas tellement content de lui en frappant à la porte de l’autre côté du palier et lorsqu’il se trouva en présence de la belle signorina qu’il avait croisée dans l’escalier avec son père, il perdit un peu les pédales. Margherita Canneto, secrétaire de Maître Bondena se porta à son secours.
— C’est pourquoi ?
— Maître Bondena ?
— Il n’est pas là. A cette heure-ci, il plaide au Palais… Que lui voulais-tu ?
— Le prier de me dire si c’était bien lui qui avait tué Antonio Montarina ?
La secrétaire le regarda curieusement.
— Ma qué ! il est sincère, ma parole ! Tu viens de la part de ton père ?
— Non, il dort après le coup qu’il s’est flanqué sur le crâne.
— Alors, si je comprends bien, tu t’es mis en tête de le remplacer ?
— Oui…
— Pour quelles raisons t’adresses-tu à Maître Bondena ? Tu estimes peut-être qu’il a une figure d’assassin ?
— Oh ! non ! je pose la question à tout le monde.
— Comment les autres ont-ils réagi ?
— La della Chiesa a voulu me battre, mais je lui ai flanqué mon pied dans les jambes !
— Je vois que tu as une manière bien à toi de mener ton enquête. Tiens, tu es trop drôle, il faut que je t’embrasse !
Passant immédiatement à l’action, la signorina Canneto plaqua deux bons baisers sur les joues de Fabrizio, se demandant avec irritation ce que ces femmes avaient à vouloir toujours vous embrasser ! Les effusions terminées, Margherita poussa gentiment le policier en herbe dehors.
— Tu feras sûrement un grand détective, Fabrizio, mais pour l’instant, il faut me laisser retourner à ma machine à écrire. Bonne chance !
Un peu désemparé, Tarchinini junior monta à l’étage supérieur. Il faillit ne pas se rendre chez la signorina Fescarolo, car elle lui plaisait presqu’autant que Sophia. Il sentait qu’il aurait de la peine si Adda avouait le meurtre du garçon boucher et qu’on l’emmenât en prison. Elle était si douce… Seulement, Fabrizio appartenait à la race de ces policiers qui font respecter la loi quoi qu’il puisse leur en coûter.
Adda accueillit le gamin avec gentillesse.
— Qu’y a-t-il Fabrizio ? Ton père n’est pas plus mal, j’espère ? Veux-tu que j’appelle le docteur Viarnetto ?
— Non, non… Le papa il dit qu’il réfléchit, mais c’est pas vrai, il dort. Alors, je le remplace.
— Tu le remplaces ?
— Pour chercher qui c’est qu’a tué Antonio Montarina.
La jeune femme sourit.
— Tu ne crois pas que tu es encore un peu trop jeune pour te livrer à une pareille enquête ?
Fabrizio se redressa.
— J’ai onze ans !
— Excuse-moi, je ne te savais pas si vieux. C’est pour ton enquête que tu es venu me rendre visite ?
— Oui.
— Dans ce cas, entre.
Lorsqu’ils furent installés dans la cuisine d’Adda, cette dernière recommanda à son visiteur :
— Parle doucement pour ne pas réveiller Giacomo. Bien que tu sois en service, puis-je t’offrir un verre de grenadine ?
— Et comment !
La signorina Fescarolo ayant servi son hôte, lui demanda :
— Et maintenant, que puis-je faire pour toi, Fabrizio ?
— Me dire si c’est vous qui avez tué Antonio ?
Un peu surprise tout d’abord, Adda ne put s’empêcher de rire.
— Ma qué ! Tu as une idée particulière sur la façon de conduire tes recherches, hé ? Tu crois que si j’avais commis ce crime, je te le confierais ?
— Je pense pas que vous soyez une menteuse.
— Tu te figures que les gens avouent leurs fautes sur simple demande ? Tu changeras d’idée plus tard, poverello… En attendant, pour ne pas te faire languir davantage, je puis t’assurer que je ne suis pour rien dans la mort de ce malheureux garçon.
— Tant mieux !
— A quoi tient cet enthousiasme ?
— J’aurais eu du chagrin de vous voir emmener en prison.
— Tu es gentil, Fabrizio. Tu me permets de t’embrasser ?
En dépit de ce qu’on pouvait attendre, compte tenu de son opinion au sujet des – femmes un peu trop portées sur les embrassades pour son goût, Fabrizio sauta au cou d’Adda avec une fougue que n’eût pas reniée son père.
S’il ne s’était pas senti obligé d’obéir aux impératifs d’une stricte « conscience professionnelle », l’enfant ne se serait pas rendu chez Tosca del Valeggio qui lui inspirait une certaine crainte. Répondant à l’appel du gamin, la voyante s’encadra sur le seuil de son appartement et, fixant sur le petit un œil étincelant, grogna :
— Qui ose me déranger alors que je suis en communication directe avec l’au-delà ? Ne serait-ce pas le fils de cet insolent policier ? Pourquoi troubles-tu mon repos, malheureux déshérité ?
— Je… je voudrais vous… vous parler.
— Je ne pense pas qu’à ton âge tu souhaites connaître l’avenir, ni me tendre des pièges sur ton passé inexistant… Allons, entre ! et ne t’en prends qu’à toi si tu ressors d’ici à quatre pattes !
— A quatre pattes ?
— Au cas où j’aurai cru nécessaire de te changer en chien, en chat ou en rat !
Fabrizio avait beau ne pas ajouter foi à ce que racontait la bonne femme, une sourde inquiétude l’agitait. Il aurait, de beaucoup, préféré être ailleurs.
— Suis-moi, avant que je ne t’oublie !
Elle entraîna Tarchinini junior dans son antre et, lui montrant un squelette d’aigle sur un perchoir, elle chuchota :
— Méfie-toi ! j’ai l’impression que Ugolino te regarde d’un œil mauvais ! il faut que je le calme…
Sous le regard incrédule de l’enfant, elle prit un morceau de sucre et le glissa dans le bec de l’oiseau où sa vieille habitude de voleuse à la tire lui permit de l’escamoter sans que le gosse y vît quoi que ce soit.
— Du moment qu’il a accepté le morceau de sucre, c’est qu’il n’est pas de trop méchante humeur. Tu auras peut-être la chance de rester un petit garçon. Je t’écoute.
— Est-ce que c’est vous qui avez tué Antonio Montarina ?
La question fut suivie d’un silence de mort, puis Tosca feignit de se parler à elle-même !
— Je ne sais pas s’il serait mieux en grenouille ou en chaton… A moins qu’il ne fasse un excellent ouistiti ?
Fabrizio fut pris d’une véritable panique. Jamais son père ne le reconnaîtrait s’il venait croasser ou miauler à sa porte, ou bien encore s’il effectuait les mille pitreries d’un singe ! Bien qu’il sût que tout ceci était impossible, Fabrizio n’en était pas moins encore un garçonnet doué de la terrible imagination véronaise.
— Alors, comme ça tu me prends pour une meurtrière !
— Non, je vous demandais seulement.
— Mais si tu es venu chez moi, c’est bien parce que tu as entendu ton père parler de moi comme d’une criminelle possible ?
— Non Madame, je suis allé chez tous les locataires.
— Et qui t’a conseillé d’entreprendre ces démarches ?
— Personne !
— Ce n’est pas beau de mentir !
— Je mens pas, signorina… J’espérais que lorsque mon papa se réveillerait, je pourrais lui dire : je sais qui c’est qu’a tué Antonio Montarina, et on serait rentré à Vérone.
Tosca del Valeggio fit entendre une sorte de croassement.
— Vous ne retournerez jamais à Vérone si ton père doit découvrir le coupable avant ! Ton père est un incapable !
— C’est pas vrai ! Il est le meilleur policier d’Italie !
— Tais-toi ! tu dis des bêtises ! quand on n’est pas fichu de mettre la main sur un meurtrier, on n’a pas le droit de se dire un bon policier !
— Papa trouvera celui qui a fait le coup !
— Il ne le trouvera pas !
— Si !
— Non ! Il ne le trouvera pas.
— Qu’en savez-vous ?
— Je connais le nom de la personne qui a le sang d’Antonio sur les mains.
— Comment l’auriez-vous appris ?
La voyante montra le squelette de rapace sur son perchoir.
— Ugolino me l’a glissé à l’oreille cette nuit.
— C’est pas vrai !
Fabrizio cria cette dénégation plus pour se rassurer que pour affirmer sa conviction de l’impossibilité d’un tel miracle.
— Ah ! tu ne me crois pas, insolent ! eh bien ! tu vas être changé en grenouille !
Tosca se dressa d’un jet, leva les bras au-dessus de sa tête en ramenant ses mains aux doigts crochus comme des serres, mais déjà le petit fuyait à toutes jambes, ouvrait la porte et se jetait dans l’escalier qu’il grimpait à fond de train.
Roméo qui venait de s’éveiller, tâtait son crâne d’un index précautionneux lorsque sa porte s’ouvrit avec violence pour laisser passage à Fabrizio hors d’haleine et qui, après avoir refermé tourna la clef dans la serrure.
— Ma qué ! qu’est-ce qui t’arrive !
— Elle voulait me changer en grenouille ! Abasourdi, Tarchinini répéta :
— En grenouille ? Et qui ça donc ?
— La sorcière de l’étage en dessous’!
— Enfin, Fabrizio, tu es assez grand pour ne plus ajouter foi à ces sottises ! C’est bon pour les bambini ! D’abord, qu’est-ce que tu fabriquais chez cette folle ?
— Je voulais savoir si elle avait tué le pauvre Antonio.
L’époux de Giulietta avait du mal à en croire ses oreilles.
— Ainsi, pendant que je dors, tandis que je compte sur toi pour veiller ton vieux papa blessé, toi tu vas courir chez les voisins ? Tu n’as pas été chez Sophia, au moins ?
— Oh ! non, elle c’était pas la peine… Elle est trop gentille pour assassiner quelqu’un.
Soulagé, Roméo poursuivit son interrogatoire.
— Et de quelle façon comptais-tu t’y prendre pour que la voyante t’avoue son crime au cas où elle l’aurait commis ?
— Ma qué ! en le lui demandant !
Devant tant d’innocence, Tarchinini sentit sa paupière s’humecter. Fabrizio était tout son portrait. Cette certitude lui donnait à penser que la vie le ferait souffrir et il s’attendrissait à l’avance sur des chagrins supposés auxquels il n’assisterait peut-être pas, Dieu l’ayant rappelé à lui entre-temps. La perspective de sa propre mort fit dériver le commissaire dans une mélancolie dont il ne réussit à sortir qu’en versant d’abondantes larmes. Gagné par la contagion, Fabrizio se mit à pleurer à son tour. Le père et le fils étroitement enlacés sanglotèrent avec plaisir sur des malheurs que rien ne présageait. Lorsque Tarchinini et son rejeton eurent épuisé les délices d’un désespoir partagé et sans cause, Fabrizio annonça :
— Tu sais que la sorcière m’a dit que tu trouverais jamais l’assassin parce que tu cherchais pas là où il fallait.
Le Véronais haussa les épaules.
— Qu’est-ce qu’elle y comprend à tout ça, cette maboule ?
— Elle prétend connaître le nom de celui qu’a tué Antonio.
— Vraiment ? Et de quelle façon l’aurait-elle appris ?
— Ugolino le lui a soufflé à l’oreille.
— Ugolino ?
— Le squelette d’oiseau qui est dans son salon, sur un perchoir. Elle lui donne du sucre.
Roméo attira de nouveau son fils contre lui.
— Ne pense plus à toutes ces bêtises. Cette méchante femme a voulu, tout à la fois, te faire peur et se moquer de toi. Pourquoi es-tu allé chez elle de préférence aux autres locataires ?
— Mais j’ai sonné chez tous !
— Et à tous, tu as demandé s’ils avaient assassiné Montarina ?
— Bien sûr.
— Ma qué ! Fabrizio mio tu ne manques pas d’un certain toupet ! J’imagine qu’il y en a qui ont dû prendre la chose assez mal, non ?
— La signora della Chiesa surtout. On s’est battu.
— Quoi ?
— Elle a voulu me flanquer une gifle, mais j’y ai donné un coup de pied avant !
— Oh ! Son mari n’a rien dit ?
— Il est venu pour aider sa femme, mais la comtesse est arrivée à mon secours !
En quelques mots, l’enfant brossa un tableau coloré de la courte bataille qui avait vu la victoire écrasante de la concierge sur les della Chiesa et termina par une appréciation admirative.
— Qu’est-ce qu’elle leur a mis !
L’enthousiasme de Fabrizio fut brusquement arrêté par l’entrée de l’inspecteur Enrico Bergama revenu prendre des nouvelles de son supérieur temporaire et demander des ordres. Tarchinini se fit une gloire de lui raconter les prouesses de son petit garçon, prouesses dont il se défendait de tirer une certaine fierté qui, cependant, transsudait à travers l’éclat de sa voix et la complaisante précision des détails qu’il fournissait comme s’il avait été là. Bergama était plutôt du genre imperméable à la drôlerie de l’existence. Il demeura de marbre en écoutant les facéties de Tarchinini junior ce dont son père lui en voulut.
— Que voulez-vous que je fasse, signor Commissaire ?
— Mon Dieu… je n’ai pas tellement besoin de vous à ce stade de mes investigations. Je vais m’habiller et aller interroger les locataires que je n’ai pas encore rencontrés. Tenez, pendant ce temps et pour éviter que ce jeune homme ne mette pas encore en pratique quelque invention nouvelle, vous devriez aller vous promener avec lui. Je suis sûr que vous saurez lui expliquer Florence mieux que quiconque. Ça ne vous ennuie pas ?
Si, cela ennuyait beaucoup Bergama qui n’aimait pas particulièrement les enfants, mais il n’ignorait pas que son chef était un ami de Tarchinini.
— A quelle heure devrons-nous être de retour ?
— Disons huit heures, pour dîner ?
— Nous serons-là.
— Si vous êtes libre, je serais heureux de vous inviter à partager notre repas.
Bergama avait toujours faim. La perspective de conduire le Véronais dans un restaurant où l’on mangeait bien et beaucoup, chassa son amertume. Toutefois, en sortant, il ne put s’empêcher de songer que cette police véronaise avec son habitude de transformer les inspecteurs en bonnes d’enfants, devait utiliser des méthodes assez particulières.
*
* *
Roméo Tarchinini procéda à une toilette minutieuse, passa un certain temps à égaliser les poils de sa moustache, usa peut-être un peu trop de parfum – sa faiblesse – mit une chemise propre et, une fois le cérémonial achevé, se regarda par fragments dans la glace trop petite, ce qui ne l’empêcha nullement de se déclarer très content de lui. S’apprêtant à rencontrer des femmes, Roméo tenait à paraître à son avantage. Le commissaire était d’une complexion amoureuse si profonde et d’une courtoisie si tenace que peu lui importait l’âge de la personne avec qui il devait s’entretenir. Il lui suffisait de savoir qu’elle appartenait au sexe faible pour qu’aussitôt, il fit la roue ou se mit à parader comme un coq de bruyère à la saison des amours.
En passant devant la porte de Tosca del Valeggio, Roméo eut envie d’entrer pour demander à cette folle si elle n’éprouvait pas quelque honte d’abuser de la crédulité d’un enfant en promettant de le transformer en grenouille ou en lui assurant qu’elle connaissait le nom du meurtrier de Montarina. Mais l’heure pressait et si Tarchinini voulait terminer son enquête préliminaire le soir même, il lui fallait se hâter. Il abandonna donc la voyante et ses secrets afin de descendre toquer discrètement à la porte de la signora Luisa Bondena. La voix dont le timbre étrange avait si fortement impressionné Fabrizio, conseilla au policier d’entrer. Ce qu’il fit. L’époux de Giulietta n’ignorait pas que la femme de l’avocat était infirme. Néanmoins, il resta un instant interdit devant cette jeune et frêle créature – jolie à la façon d’une porcelaine du XVIIIe siècle estima Roméo – assise dans ce fauteuil dont elle manœuvrait les roues avec dextérité. Il esquissa un mouvement de recul.
— Vous ferais-je peur, signor Commissaire ?
— Nullement, signora, mais je ne voudrais pas vous importuner… D’ailleurs, c’est Maître Bondena que je me proposais de rencontrer.
— Eh bien ! signor Commissaire, il se trouve que moi, j’aimerais bavarder un peu avec vous.
— Ce serait avec plaisir signora, si…
— Seriez-vous moins courageux que votre fils qui n’a point tant fait de façon pour échanger quelques mots avec la malade que je suis ?
— A ce propos, signora, je vous prie d’excuser Fabrizio… son audace… son impertinence… ses naïvetés.
— Il est charmant, signor Commissaire, mais veillez sur lui, car ses initiatives pourraient lui coûter cher.
— Qu’entendez-vous par là, signora ?
— Il a forcément posé sa fameuse question à l’assassin puisqu’il s’est rendu chez tous les locataires du palais… Imaginez que cet assassin se soit cru découvert par le gamin… Il aurait pu vouloir l’éliminer ?
— Madona mia !
Bien qu’appartenant à la police criminelle, Roméo ne parvenait pas à croire entièrement à la méchanceté foncière d’autrui. Qu’il existât quelqu’un susceptible de faire du mal à Fabrizio, le dépassait. Placé subitement en face de la réalité, il perdit pied quelques instants, ce dont dona Luisa profita pour le remorquer dans son salon où elle le pria de s’asseoir.
— Allons, signor Commissaire, remettez-vous ! Votre Fabrizio est sain et sauf, alors ?
— Je tremble à l’idée de ce qui aurait pu arriver !
— Dans ce cas, le plus simple est que vous découvriez l’assassin et l’arrêtiez ?
— Bien sûr… Seulement, ce n’est pas facile, même pour un homme comme moi.
Dona Luisa le regarda pour voir s’il se moquait ou non. Elle dut convenir qu’il parlait avec sincérité de son mérite.
— Il paraît que ce Montarina était un, maître-chanteur ?
— En effet… Il extorquait de l’argent à beaucoup de monde dans ce palais. Pas à vous, bien sûr, signora !
— Qu’en savez-vous ?
— Pardon ?
— Mon infirmité n’est pas une impossibilité, signor Commissaire.
— Je ne comprends pas ?
— Signor Commissaire, je suis une femme jalouse… Je sais, je sais, dans mon état, c’est ridicule, n’est-ce pas ? mais je n’y puis rien… Mon mari m’a épousée pour le meilleur et pour le pire… Il devait tenir parole. Il ne l’a pas fait. Il me trompe avec sa secrétaire… là, presque sous mes yeux… Je ne le supporte pas.
— Et alors ?
— Rien… J’ai tenu à vous exprimer ma pensée pour vous démontrer que n’importe qui peut devenir criminel si l’occasion se présente.
— Faites-moi la grâce, signora, de croire que j’en suis persuadé depuis longtemps, mais permettez-moi de vous dire aussi que je ne vois pas très bien le rapport entre votre état d’âme et l’assassinat de Montarina ?
— Puisque vous en êtes encore au stade des hypothèses rien ne vous empêche d’envisager que, ne pouvant agir moi-même, j’aie engagé Montarina pour supprimer ma rivale, que j’aie eu la faiblesse et la sottise de le lui écrire et que, prise de remords, j’aie voulu reprendre cette lettre en même temps que je renonçais à mon projet… Antonio savait combien ce billet était dangereux pour moi… Il a pu vouloir me le vendre… Beaucoup plus cher que je ne pouvais le payer… Dans ce cas, quel autre moyen me restait-il sinon de l’abattre ? Profitant de la soirée offerte par la concierge, il m’était facile de lui donner rendez-vous… de guetter sa venue dans l’escalier et de le tuer… Une fois le misérable étalé sur les marches, je jetais le revolver dont j’avais essuyé la crosse.
— Ma qué ! cela ne s’est pas passé ainsi, n’est-ce pas ?
— A vous d’en décider, signor Commissaire. Très femme du monde, la signora Bondena raccompagna le commissaire. Au moment où ce dernier prenait congé, elle s’enquit :
— Vous ne m’en voulez pas d’avoir compliqué votre tâche ?
Roméo eut un bon sourire.
— Rassurez-vous, signora, vous ne me l’avez compliquée en rien. Vous avez beaucoup d’imagination, cependant je crains que vous ne manquiez de rigueur dans l’établissement de votre scénario.
— Qu’est-ce qui vous permet de le supposer ?
— Vous avez omis de m’expliquer la manière dont vous vous y étiez prise pour – dans votre fauteuil – descendre l’escalier afin de fouiller les poches de votre victime et lui reprendre la lettre compromettante qui avait fait de vous une meurtrière. Bonsoir, signora.
Margherita Canneto, la secrétaire, reçut le père de la même façon courtoise dont elle avait accueilli le fils. Simplement, elle remarqua dans un sourire.
— Il était écrit que j’aurais la visite de toute la famille.
— Je viens vous présenter mes excuses, signorina, pour les gamineries de mon fils et vous prier de m’annoncer à Maître Bondena.
— Il n’est pas encore rentré. Il ne saurait tarder d’ailleurs… Voulez-vous l’attendre en ma compagnie ?
— C’est que…
— Cette perspective vous épouvanterait-elle, signor Commissaire ?
— Certainement pas !
— Alors…
Tarchinini suivit la jeune femme jusque dans le salon d’attente assez pauvrement meublé et au lieu de l’y laisser seul, elle prit place en face de lui, croisant très haut les jambes, si haut que le sang commença à affluer au visage du policier.
— Vous vous plaisez à Florence, signor Commissaire ?
— Mon Dieu, pour ce que j’en ai vu…
— Que pensez-vous des Florentines ?
L’époux de Giulietta revit la pétulante et impudique Sophia, la tendre et douce Adda, la mystérieuse Luisa, la pauvre Paola, l’extravagante Tosca, sans compter cette Margherita qui semblait vouloir l’aguicher, et il conclut :
— Des femmes fort attachantes, signorina.
— Et qui ne demandent qu’à s’attacher.
La conversation prenait un tour que le Véronais jugea dangereux pour la fidélité jurée à Giulietta.
— Rencontrer les Florentines, signorina, vous fait plus amèrement regretter de n’avoir plus la fraîcheur de la laitue nouvelle.
— Moi, je vous trouve encore très bien, vous savez ?
Pour appuyer son opinion, Margherita vint prendre place aux côtés de Roméo sur le canapé et le commissaire commença à transpirer à grosses gouttes. Le parfum de la fille lui chatouillait les narines. Il se mit à haleter. Il bégaya :
— J’ai… j’ai rarement… ren… rencontré une fille de vo… votre qualité.
Elle se colla contre lui et la vision de Giulietta dans laquelle Tarchinini se réfugiait, disparut d’un coup. Margherita roucoula à la façon des hôtesses de l’air :
— Je vous plais ?
— Si vous me plaisez ! Dio mio ! Elle chuchota :
— Vous êtes marié ?
— Depuis longtemps.
Margherita s’écarta vivement en poussant un :
— M… !
qui choqua beaucoup Roméo Tarchinini. La jeune femme se leva et conclut, amère :
— Vous êtes tous les mêmes ! Toujours prêts à l’aventure, mais quand il s’agit de choses sérieuses, il n’y a plus personne ! C’est comme l’autre…
— Quel autre ?
— Mon patron ! il me jurait que son épouse n’en avait plus pour longtemps et c’est pour ça que je lui ai cédé, mais elle se cramponne, la garce, et si ça se trouve, c’est elle qui m’enterrera !
Sur ce, elle fondit en larmes. Roméo voulut la consoler. Elle le repoussa brutalement.
— Ne me touchez pas, vieux dégoûtant !
Le Véronais avait horreur qu’on le qualifiât de vieux.
— Cela suffit, signorina. Je ne comprends rien à votre comédie. Vous saviez très bien que j’étais marié puisque vous connaissez mon fils ?
— J’espérais que vous étiez veuf.
— Oh !
— Je rêve d’avoir un homme à moi, un foyer à moi, de mettre au monde des enfants. Ma qué ! ce n’est pas naturel, peut-être, hé ?
— Dans ce cas, pourquoi ne vous adressez-vous qu’à des gens mariés ?
Très simplement, elle répondit :
— Parce que les jeunes n’ont pas le sou.
Le bruit d’une clef dans la serrure d’entrée mit un terme à un débat qui ne pouvait se terminer. Changeant brusquement d’attitude, Margherita se leva, arrangea sa coiffure en lui administrant deux ou trois pichenettes, s’essuya les yeux et sortit. Roméo l’entendit annoncer sa présence à l’avocat qui émit une sorte de grognement n’ayant rien de particulièrement aimable. Quelques instants plus tard, la secrétaire, froide et détachée, priait le commissaire d’entrer dans le bureau de Maître Bondena.
L’avocat ne se bougea pas pour recevoir le Véronais qui en fut mortifié.
— J’ai beaucoup de travail, signor Commissaire, aussi je vous serais obligé d’être le plus bref possible. Je vous écoute.
— Non, Maître, c’est moi qui vous écoute.
— Pardon ?
— J’enquête, comme vous ne l’ignorez point, sur la mort du garçon-boucher, Antonio Montarina. Les dossiers de la police ont révélé que cet homme était un maître-chanteur et qu’il exerçait sa coupable industrie aux dépens de plusieurs locataires de ce palais.
— En quoi cela me regarde-t-il ?
— Je suis venu vous demander si vous comptiez parmi ses victimes ?
— Signor Commissaire, votre question est une insulte, car elle sous-entend que j’aurais pu commettre un acte délictueux !
— Disons plus simplement : indélicat.
— Je ne vous permets pas !
— Comme par exemple d’avoir une maîtresse en la personne de votre secrétaire alors que votre femme vit de l’autre côté du palier. Montarina aurait pu savoir la chose et menacer de la révéler à la signora Bondena ?
— Ma vie privée ne regarde personne ! Quant à ce Montarina, en admettant qu’il eût agi comme vous l’imaginez et qu’il soit venu mettre son nez dans mes affaires, il se serait vite rendu compte qu’il s’attaquait à trop forte partie. J’en suis au regret pour vous, signor Commissaire, mais je n’ai pas eu de contact particulier avec ce Montarina à qui je n’ai jamais, je crois bien, adressé la parole. Sur ce, j’ai l’honneur de vous saluer. Signorina ? Voulez-vous reconduire le commissaire, je vous prie.
*
* *
Pour une fois, Roméo Tarchinini avait le visage renfrogné lorsqu’il pénétra chez les della Chiesa. L’attitude méprisante de l’avocat lui avait souverainement déplu. Sans doute l’époux de Giulietta était-il bonhomme, mais il nourrissait une haute idée de sa personne et tout manquement délibéré au respect qu’il estimait lui être légitimement dû, le mettait de fort méchante humeur. Dona Rosalinda s’en aperçut très vite. Ayant eu le malheur de se mettre à blâmer la conduite de ce petit voyou de Fabrizio, Roméo l’interrompit très sèchement :
— Ignoreriez-vous, signora, que vous vous adressez à son père ?
— Ma qué ! c’est justement parce que vous êtes son père que je tiens à vous exprimer à quel point je suis mécontente de…
— Et moi ?
Dona Rosalinda regarda son interlocuteur avec des yeux ronds.
— Je ne…
— Jugez-vous que je doive être content d’apprendre que pendant mon repos, mon garnement de fils se rend chez des gens de votre espèce ?
— Oh ! signore ! Pietro !
Délia Chiesa se montra, excédé par avance.
— Qu’y a-t-il encore, Rosalinda ?
— C’est ce… ce policier qui nous insulte !
Cependant, avant que Pietro n’ait eu le temps de lui adresser la moindre observation, Tarchinini l’attaqua :
— Je vous conseille de vous taire !
— Ah ?
— Comment ? Vous n’avez pas honte de laisser votre femme frapper un enfant de onze ans ?
— Ma qué ! signor Commissaire, il l’avait injuriée !
— Injuriée ?
— Il avait osé lui demander si c’était elle qui avait tué Montarina !
— Et alors ?
— Permettez ! je…
— Non ! Entre nous, si quelqu’un avait le moindre intérêt à la disparition de Montarina, c’était bien vous, hé ?
— Moi ?
— Vous seriez mieux inspiré de vous taire Pietro della Chiesa, car figurez-vous que le commissaire Rozzoreda m’a mis au courant de votre passé à tous les deux.
— Ce sont de vieilles histoires…
— Pas pour Montarina ! Entre nous, combien lui versiez-vous chaque mois ?
— 1 000 lires.
Roméo se félicita intérieurement de son coup de bluff lancé à l’aveuglette. Pietro, après son aveu, se hâtait d’ajouter :
— Ce n’est pas nous qui l’avons tué, je vous le jure, signor Commissaire !
— N’empêche que vous êtes les meilleurs suspects puisque vous étiez seuls dans les étages, les autres locataires se trouvant dans l’appartement de la comtesse !
Rosalinda, haussant les épaules, grinça :
— La comtesse !
— Je sais, signora, je sais…
Délia Chiesa protesta :
— La signora Bondena aussi était là !
— Elle est infirme !
— Ou elle le laisse croire ! et puis tous les locataires sont montés et redescendus durant cette soirée. Nous les avons entendus.
— En tout cas, vous aviez une raison d’éliminer le maître-chanteur !
— Nous ne sommes certes pas riches, signor Commissaire, mais nous ne tuerions pas un homme, en admettant que nous en ayons le courage, pour mille lires par mois.
— Dites-moi pourquoi le payiez-vous ? A votre âge, dans votre situation, qui cela aurait-il pu intéresser de connaître votre passé ?
— Le propriétaire. S’il nous avait jetés à la rue, où serions-nous allés ?
Bien qu’il s’en voulût défendre, Tarchinini ne laissait pas d’être impressionné par la détresse de ces deux épaves. Malgré les dénégations de Pietro, il n’était pas impossible qu’un membre du vieux couple ait abattu Antonio Montarina parce qu’il ne pouvait plus le payer, et parce qu’il ne voulait pas finir dans la rue.
Le Véronais avait perdu de sa belle flamme lorsqu’il se présenta chez les Tacento. Paola était au travail dans son magasin. Mario le reçut en maillot de corps et en pantoufles. Placide et bovin.
— Ah ! c’est vous… Vous excuserez ma tenue, ma qué ! je ne vous attendais pas, hé ? Tenez, venez donc par ici.
Tout bonnement, Mario conduisit le commissaire dans la cuisine, sortit deux verres et une bouteille de chianti, versa le vin et demanda :
— Qu’est-ce que vous me voulez ? La même chose que votre gosse ?
— Pardonnez, je vous prie, pour le petit. A cet âge-là, on ne se rend pas bien compte…
— Il a du caractère cet enfant et du culot, ce qui ne gâte rien. Comme ça, vous voulez savoir si j’ai tué cette petite ordure de Montarina ? Eh bien ! la réponse est non. Je ne suis pas chargé de faire respecter la morale et s’il plaît à cette vieille peau de soi-disant comtesse de se payer des amoureux de cet âge, en quoi cela me regarderait-il ? tant qu’ils ne m’obligent pas à contempler leurs saletés, hé ? Comme je dis toujours à Paola : restons chez nous et laissons les autres chez eux, c’est le seul moyen d’avoir la paix.
— Voilà qui est bien. En somme, vous êtes un des rares que ce Montarina ne faisait pas chanter ?
Tacento eut un rire complaisant.
— Il ne s’y serait pas risqué. Je n’ai pas besoin de revolver ou de couteau pour régler mes petits comptes. Et puis, à quel sujet m’aurait-il fait chanter ? ma vie est droite, triste et bête… alors, hein ?
— Ne m’en veuillez pas de cette question, mais la signora Tacento n’aurait-elle pas eu dans le passé quelque aventure ?
De nouveau, le bon gros rire de Mario emplit la cuisine.
— Paola ? la pauvre… Il a fallu un cornichon de ma taille pour prêter attention à cette chenille. Paola, c’est rien moins que rien. On ne la voit même pas passer. Elle est là, elle n’est pas là. Personne ne s’en aperçoit. Une aventure, Paola ? Poverella…
— Elle est heureuse ?
— Qui ça ?
— Votre femme ?
— Qu’est-ce que vous voulez que j’en sache et puis, entre nous, je m’en fous. Pourvu qu’elle tienne la maison, qu’elle prépare mes repas et lave mon linge, je ne m’occupe pas d’elle. Heureuse ? Oui, je crois qu’elle l’est puisque je l’ai épousée. Mais c’est sûrement une question qu’elle ne s’est jamais posée. Il y a des moments où je me demande si elle existe vraiment, Paola. Plus insignifiant qu’elle, plus incolore, ça n’existe pas.
En regagnant sa chambre où il se proposait de faire le point Roméo plaignait la malheureuse Paola mariée à une espèce de butor de la taille de Mario Tacento. Pouvait-on être aussi monstrueusement égoïste ? Pouvait-on se montrer aussi méprisant à l’égard de sa compagne ? Surtout qu’il avait semblé au Véronais, pour autant qu’il se le rappelait, que la signora Tacento avait de beaux yeux. Quels sentiments portait-elle à son mari cette épouse bafouée, cette femme dédaignée ? Ah ! Giulietta ne connaissait pas toute sa chance d’avoir épousé un homme comme son Roméo.
Arrivant au dernier palier, légèrement oppressé, Tarchinini s’efforça de marcher le plus doucement possible pour ne pas attirer Sophia et ses tentations. Il arrivait chez lui lorsque, dans son dos, on fit :
— Pssttt !
Le Véronais ferma les yeux pour évoquer le visage de sa femme et gémit intérieurement :
— Giulietta, soutiens-moi, défends-moi ! J’ai tellement envie de me laisser vaincre !
Il se retourna. Sur son seuil, Sophia, toujours aussi peu vêtue, lui souriait.
— Alors, cette tête ?
— Ça va mieux, merci.
— Vous entrez un moment ? J’aime bien causer avec vous… Vous êtes si distingué…
Sous la caresse des mots Tarchinini se gonflait, pareil à un pigeon au soleil en train de préparer son assaut amoureux. Il sentait qu’il faiblissait, qu’il était tout près de la capitulation. Pour se donner la force de résister, il se répéta la litanie des noms des siens : Giulietta… Giulietta n° 2… Renato… Alba… Rosanna… Fabrizio… Gennaro. D’une voix étranglée, il murmura :
— Je le regrette mais ce n’est pas possible-un travail urgent… le devoir… avant le plaisir… vous comprenez ?
— Dommage… Vous ne voulez pas que j’aille un peu vous masser la nuque ? ça vous soulagerait définitivement ?
Roméo en était persuadé. Seulement, il n’ignorait pas que s’il sentait les doigts de Sophia sur sa nuque, tout serait perdu, il se laisserait emporter par la tempête qui l’agitait.
— Non vraiment… non… merci.
Il se glissa dans la chambre où il fit sauter son bouton de col pour éviter l’apoplexie menaçante. Tandis qu’il reprenait haleine par de puissantes et profondes aspirations, il s’efforça de concentrer ses pensées sur sa Giulietta qui, entourée des bambini, devait leur parler du papa avec des larmes dans la voix.
Il se trompait.
*
* *
La signora Buttafochi qui logeait dans la via Pietra juste au-dessous de l’appartement des Tarchinini, était en train de repasser lors-quelle perçut un choc sourd et, levant les yeux, vit le lustre se balancer de façon anormale. La veuve Buttafochi était sicilienne de naissance et avait eu son enfance bercée par les récits d’éruptions volcaniques. Elle en savait tout : les prémices, la montée des périls, le paroxysme du cataclysme et enfin l’apaisement graduel dans un silence de mort. En regardant osciller le lustre, la veuve demeura raide d’épouvante et, brusquement un cri atroce, terrible, jaillit de sa gorge, un cri qui faisait écho, à des millénaires de distance, à celui poussé par Cassandre lorsqu’elle vit les Grecs se ruer en un assaut victorieux sur les portes de Troie. Puis, se rappelant les conseils anciens, elle retrouva ses jambes de vingt ans pour bondir hors de chez elle, en hurlant :
— Le volcan s’est réveillé ! le volcan s’est réveillé !
La veuve Buttafochi n’avait dépassé que de peu la quarantaine. C’était une grande et belle femme brune, solidement bâtie et possédant tout ce qu’il fallait pour attirer les regards masculins. Elle dévala l’escalier dans une rumeur de cyclone, bousculant les voisins ahuris pour finalement se jeter, en une suprême envolée, dans les bras du fils de la concierge, un grand dadais de dix-huit ans, tout ravi de l’aubaine. Sous le regard sévère de sa mère, le garçon tenta de se débarrasser doucement du beau fardeau qui l’écrasait quelque peu. Quant à la veuve, en pleine crise, elle ne se rendait absolument pas compte de l’inconvenance de son attitude jusqu’à ce que la concierge intervint :
— Et alors, Aima, qu’est-ce qui vous prend ?
— Le volcan ! le volcan qui s’est réveillé ! nous allons avoir un tremblement de terre ! J’ai vu la suspension bouger et j’ai entendu un coup sourd qui devait venir des entrailles de la terre !
Ce n’est pas qu’à Vérone on redoute tellement les tremblements de terre, mais tout de même. Une certaine angoisse se glissa dans le cœur des assistants dont le père Mangiacarne, le retraité des Hospices Civils, qui crut triompher en remarquant :
— Ma qué ! à mon avis, le volcan c’est sous ses jupes qu’il se tient, à celle-là !
On lui imposa silence en lui affirmant qu’il était un grand sale et un gros dégoûtant. Du coup, il haussa les épaules et rentra chez lui en déclarant, à très haute voix, que toutes les femmes étaient plus sottes les unes que les autres et qu’il louait le Ciel de l’avoir gardé célibataire. La concierge qui passait pour une femme de tête déclara :
— Vous savez, Aima, les volcans, il n’y en a pas beaucoup chez nous.
— J’ai entendu ! je vous dis que j’ai entendu !
— Et maintenant, vous entendez quelque chose ?
La veuve fit taire l’affolement de son cœur, prêta l’oreille et conclut piteusement :
— Non.
— Vous voyez bien ?
— Mais, ce bruit et la suspension qui bougeait ?
— C’est encore les gosses Tarchinini qui auront fait des leurs.
Le fils de la concierge souligna qu’à cette heure-ci aucun des rejetons de Giulietta et Roméo n’était rentré de l’école. On se regarda et ce fut une autre locataire, la Testamina qui, la première, osa dire :
— Il est peut-être arrivé un malheur à la Giulietta ? La mort, ça prévient pas !
Du coup, ils firent une tête de circonstance et ce fut dans un silence total que la concierge ayant pris son passe-partout, s’engagea dans l’escalier au commandement d’un petit cortège enclin à entonner le « Dies irae ». Devant la porte des Tarchinini, on s’immobilisa, la concierge frappa à plusieurs reprises et, n’obtenant pas de réponse, quêta l’approbation des autres avant d’introduire son passe dans la serrure. Ils pénétrèrent dans l’appartement sur la pointe des pieds, appelèrent la signorina Tarchinini à voix basse, puis un peu plus fort sans le moindre résultat, jetant un coup d’œil dans le salon, la veuve Buttafochi poussa un cri. Tous se précipitèrent. Celle qui avait cru à un tremblement de terre montrait du doigt la grosse femme étalée sur le plancher et dont la chute avait fait osciller le lustre de la locataire du dessous. Joignant les mains, la Testamina pleurnicha
— Seigneur mon Dieu ! Elle est morte ! que vont devenir ses enfants ? et don Roméo ? Il est capable de se tuer ou de se laisser mourir de chagrin.
La veuve donna son opinion.
— C’était une bonne et brave chrétienne-un peu bruyante… mais là où elle est maintenant, pauvre, ce n’est pas le bruit qui la gênera.
La concierge résuma le sentiment de tous les locataires :
— Une excellente femme qui honorait cette maison.
Après avoir décerné ce brevet de haute estime, elle tomba à genoux près du corps, imitée par la Testamina et la Buttafochi. Toutes trois entamèrent la prière des morts, mais ce mécréant de Mangiacarne qui, poussé par une curiosité malsaine, était ressorti de chez lui pour se mêler une fois de plus de ce qui ne le regardait pas, ironisa :
— Au lieu de lui administrer des prières, vous feriez mieux de lui donner un coup à boire. Elle n’est pas plus morte que vous et moi. Vous voyez donc pas sa poitrine ? On dirait deux ballons captifs qui essaient de prendre leur envol !
Confuses, les pleureuses durent se rendre à l’évidence : la Giulietta n’était qu’évanouie. Elles lui firent boire un peu de grappa et, unissant leurs forces, parvinrent à l’asseoir dans un fauteuil. Quand l’épouse légitime de Tarchinini eut repris connaissance, elles l’accablèrent de questions.
— Ma qué ! Giulietta, ce sera quelque chose qui vous aura tourné sur l’estomac, hé ?
— C’est le cœur qui vous aura manqué ? La Buttafochi, perfide, insinua :
— Vous devriez faire attention, dona Giulietta… à votre âge, ce genre d’accident, ce n’est pas bon signe !
La malade fixa l’insolente d’un œil sévère.
— Mon âge ! qu’est-ce qu’il a mon âge ? Ma qué ! à l’écouter celle-là, on croirait que j’étais déjà là du temps de Garibaldi !
La concierge, dans le but de ramener le calme, posa la question que tous attendaient.
— Enfin, dona Giulietta, que vous est-il arrivé ?
Du menton, la bien-aimée de Roméo montra une lettre chiffonnée qui gisait sur le plancher. La Testamina la ramassa et la concierge se mit à en prendre connaissance, mais la signora Tarchinini l’arrêta.
— Ne lisez pas, Sérafina, c’est des choses intimes ! Regardez seulement ce que le petit a ajouté à la lettre du papa.
La concierge lut à voix haute : « Ma chère marna, je dois te dire qu’hier soir, on a trouvé un cadavre dans l’escalier. Un homme qu’on avait tué d’un coup de revolver. Papa, il a dit qu’il allait découvrir l’assassin et moi, je vais l’aider. Ici, tout le monde se dispute. On rigole bien. Y a qu’avec la demoiselle toute nue qu’est en face de chez nous qu’on s’entend, papa et moi…
A ce passage de la lettre, la concierge jeta un coup d’œil à la veuve Buttafochi et la Testamina qui prirent des airs gênés tandis que l’affreux Mangiacarne trouvait bon de remarquer :
— Il a toujours eu du goût pour les belles filles, ce sacré Tarchinini !
On feignit de ne pas l’avoir entendu. Sérafina poursuivit :
« … Je te quitte ma chère marna, pour partir à la chasse de l’assassin. Je t’embrasse et t’embrassera pour moi Renato, Gennato, Alba et Rosanna, mais oublie pas de dire à Rosanna que si elle touche à mon chemin de fer, j’y collerai une trempe à mon retour. Ton fils qui t’aime, Fabrizio Tarchinini. P.S. Si on devait être tué à notre tour, le papa et moi, on te le ferait savoir et alors tu donnerais mon train à Rosanna ».
Pendant que la Testamina fondait en larmes, Giulietta s’écriait sur un ton tragique :
— Peut-être qu’à l’heure qu’il est, je n’ai plus de mari et plus d’enfant !
L’abominable Mangiacarne ricana :
— Des maris, on en trouve toujours et des enfants, il vous en reste assez, non ?
Mais on ne l’entendit point, tant Giulietta emportée dans un délire prophétique rugissait des imprécations.
— Voilà ! Pendant près de trente ans, vous avez confiance en un homme ! Pendant trente ans, vous vous dévouez ! vous lui faites des bambini comme on n’en trouve pas ailleurs et qu’est-ce qu’il vous donne en remerciement ? Il court après des filles qui se promènent toutes nues et ne craint pas d’étaler ses turpitudes sous les yeux de son fils pour le pervertir ! et non content de ça, voilà qu’il se met à galoper après des assassins en emmenant mon petit avec lui ! il voudrait s’en débarrasser de mon Fabrizio qu’il agirait pas autrement ! D’ailleurs, il ne l’a jamais aimé cet enfant ! Il s’est toujours figuré qu’il n’était pas de lui, mais de mon cousin le gendarme de Roveretto ! Une honte ! Mon cousin, je ne l’avais pas vu depuis sept ans quand Fabrizio est né !
Les auditeurs savaient, bien sûr, que tout ceci était faux, mais pris au mirage des mots, ils réagissaient comme si c’était vrai.
Sérafina et la veuve prirent chacune Giulietta par un bras et la concierge conseilla :
— Vous devriez vous reposer un peu, maintenant.
— Attendez… Passez-moi mon sac qui est sur la table Sérafina, sans vous commander.
La concierge obéit et la Tarchinini puisa dans son porte-monnaie deux lires qu’elle tendit à la Testamina :
— Chiara, vous me mettrez un cierge à San Lorenzo pour que mon mari me revienne en bon état.
La Buttafochi s’étonna :
— Vous lui avez déjà pardonné ?
— Ma qué ! pardonner ! si je veux que San Lorenzo me le renvoie sain et sauf, c’est pour pouvoir l’étrangler de mes propres mains, hé !